Le colis était bien emballé, soigneusement caché au fond d'un placard, maintenu sous l'emprise d'une puissante sorcellerie familiale. Il a fallu défaire douze couches de papier fleuri, papier crépon, papier doré, pour découvrir ce qu'il contenait. Douze romans légers, sucrés, pimpants, pour arriver à ce joyau étincelant. Sans doute Alexandre Jardin n'a-t-il jamais écrit que pour ce livre-là. Une confession sans fausse note, à la fois terrifiée et soulagée, qui se parcourt la gorge sèche.
La bombe est lancée dès la première page : « Mon grand-père, Jean Jardin, dit le Nain jaune, fut, du 20 avril 1942 au 30 octobre 1943, le principal collaborateur du plus collabo des hommes d'Etat français : Pierre Laval, chef du gouvernement du maréchal Pétain. Le matin de la rafle du Vél' d'Hiv, le 16 juillet 1942, il était donc son directeur de cabinet ; son double. Ses yeux, son flair, sa bouche, sa main. Pour ne pas dire sa conscience. » Comment ne pas lire dans cette description physique, débitée au hachoir, le dégoût de ses propres origines, l'effroi de l'inéluctable symbiose génétique ? Les yeux, le flair, la bouche, la main d'Alexandre Jardin proviennent organiquement d'un être qui participa au« bal macabre » de la collaboration. Un être dont les initiales jumelles forment le sinistre écho de cette époque, et qui ne fut jamais inquiété. Un être qui eut droit aux honneurs littéraires de la part de ses descendants, tous deux écrivains : d'abord son fils, Pascal Jardin, dans La Guerre à neuf ans (1971) et Le Nain jaune (1978), puis son petit-fils Alexandre, dans Le Roman des Jardin (2005).
Du sang vicié qui coule dans ses veines, l'héritier tente aujourd'hui d'extraire le poison. D'une droiture et d'une lucidité à toute épreuve, il croise les témoignages impromptus les plus romanesques, les documents confidentiels les plus pointus, les souvenirs personnels les plus refoulés, pour accéder au secret qui a rongé toute son existence. Expert en jeux de miroirs, il déploie les révélations dans de courts chapitres disposés en vis-à-vis, décochant des reflets aveuglants qui finissent par dessiller. Dans un style tranchant et tournoyant, il creuse, vrille, fore. Et souffle un grand coup pour éclaircir la percée obtenue. Loin de se ménager, Alexandre Jardin pratique l'égratignement de soi avec un courage et une élégance rares. « A quarante-quatre ans, essoufflé de menteries, je prends donc la plume pour fendre mon costume d'arlequin », confesse-t-il dans l'élan de sincérité qui propulse tout le livre. Ses rires en cascade forcés, ses cabotinages romantiques, ses écrits à l'eau de rose : un à un, les losanges criards de la panoplie de camouflage qu'il porta pendant vingt-cinq ans sont découpés au scalpel et jetés au feu.
Magistral exposé de psycho-généalogie, Des gens très bien crève le moelleux feutré du divan pour sonder le gouffre de l'Histoire et de la mémoire. « Soudain, j'ai peur. Pour la première fois de ma vie, j'accepte de perdre pied » : en lâchant prise, Alexandre Jardin retrouve l'équilibre et prend de la hauteur de vue. Au détour de phrases pudiques et cinglantes, il dénonce une certaine tendance française à l'autopersuasion, à l'illusion d'intégrité. Il démonte le mécanisme de toute prise de conscience pour dépoussiérer une à une les pièces qui la constituent : doute, renoncement, honte, sursaut de confiance, bourgeonnement de l'évidence, renaissance.
Zac, l'inoubliable ami d'adolescence, fut le premier à lui mettre la puce à l'oreille, sans discerner, dans le miroir qu'il lui tendait, le reflet de son destin personnel. C'est tout le pouvoir d'envoûtement de ce livre : par effet de ricochet, il vient toquer à la fenêtre de chacun et invite à relire sa propre histoire. Alors le titre prend une autre tonalité. Des gens très bien, ce sont peut-être des auteurs comme Alexandre Jardin, capables de renaître. D'oser l'espoir.
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